«Et t’as déjà vu un accident dans un tunnel?» Tu te souviens de cette blague très conne qu’on faisait quand on était gamin? Mais oui, tu sais, quand on foutait toute une ration de bouffe dans notre bouche, qu’on la mâchait et qu’on posait la question magique à un camarade tout en sachant pertinemment que ce dernier allait répondre «Non» d’un air naïf. Quel plaisir d’ouvrir ensuite le bec et de lui imposer la vue de toute cette nourriture joyeusement mastiquée. Alors bon, on était enfant, un peu débile, et surtout: tout cela était judicieusement prévu. Car aujourd’hui, il existe des gens qui continuent dans ce charmant délire. Sauf que eux, bah c’est pas fait exprès. C’est pas une blague. Ils mangent comme ça au quotidien. Normal quoi.


Petite mise en situation: Ce soir t‘as invité Sabrine et Jean pour une repas chez toi. T’as tout prévu. Apéro, vin, entrée, plat, dessert, bref la totale quoi. Ils débarquent à l’heure, super. Après avoir échangé quelques mots plutôt banals, genre:

– Je suis crevée.

– Moi aussi, j’avais teeeelllement de taff aujoud’hui.

– Pareil. En plus j’ai hyper faim…

Et bien vous passez à table. Là, après quelques bouchées de mini tartines aux chèvres chaud,  tu remarques que Sabrine ne peut s’empêcher de manger la bouche ouverte. Sur le moment, tu restes indulgente: «c’est peut-être parce qu’elle a très faim», te dis-tu.

Le repas bat son plein. Après l’entrée, on passe au plat, le tout arrosé de vin rouge toscan que tu as ramené de vacances. Et ça continue, Sabrine mâche ouvertement le contenu de son assiette, te montrant tout ce que tu ne veux pas voir: le beau morceau de bœuf cuit selon ses désirs est broyé devant tes yeux, les pommes grenailles enfournées avec amour finissent en purée sous ton nez, sans oublier ce putain de rouge bu à grosse gorgée histoire de faire descendre tout cela… Bref, c’est dégueulasse.

Du coup, la solution facile reste de te concentrer sur Jean, qui lui, a plus de manières. Toute ton attention se focalise alors sur lui. Comme lorsque tu te retrouves sur le grand huit à vingt mètres du sol et que tu te dis: «Regarde pas en bas, regarde pas en bas, REGARDE PAS EN BAS!», et bien là, c’est un peu pareil. Tu te répètes sans cesse «Regarde pas Sabrine, regarde pas Sabrine, REGARDE PAS SABRINE!». Mais comme à chaque fois, tu ne peux t’empêcher de jeter un petit coup d’œil curieux, la tentation est trop forte. C’est horrible.

Et même si tu arrivais à résister à la tentation, il reste le bruit de la mastication open air qui s’avère être pire que tout. Tu tentes de te concentrer sur autre chose mais tu deviens sourde, excepté pour ce son qui t’arrache les tympans.

Et juste au moment précis ou te disais que ça ne pouvait pas être pire, voilà que Sabrine se met à causer, la bouche pleine bien entendu. Mais c’est quoi ton putain de problème Sabrine?!

Tout ce que tu vois toi, ce sont les fils de bave qui se forment entre ses deux lèvres à mesure qu’elle mâche. Tu visualises presque la scène au ralenti. Quelle horreur. Là, tu n’en as plus rien à foutre du vin italien qui t’a coûté près de 100 boules la bouteille, le morceau de bœuf grillé à merveille et les pommes de terre sélectionnées sur le volet. Tu n’as qu’une envie: que ça s’arrête!

Non, ce qui se passe dans votre bouche ne nous intéresse pas.

Le projet de cette rustre de service, tu n’en as pas la moindre idée. Peut-être qu’elle se dit que c’est intéressant de monter ce qu’il se passe à l’intérieur de sa bouche. Peut-être qu’elle pense que c’est cool de ne pas faire comme tout le monde. Ou alors, elle veut faire savoir qu’elle apprécie le repas… Mais toi, oui toi, ton projet est clair comme de l’eau de roche. La faire dégager de chez toi.

Et oui, il reste encore le dessert. Une tarte à la crème faite maison (oui, c’est du lourd ce qu’on bouffe ce soir). Tu as d’ailleurs prévu d’enfourner cette petite gâterie à la dernière minute afin qu’elle soit servie chaude. Coulante au milieu et croquante sur les bords. Ta porte de sortie, elle est là.

Ni une, ni deux, une fois que tout le monde a fini son assiette, hop en cuisine. Le four à 240 °C. Il en va de ta survie (du moins mentale) bordel. Les minutes passent… lentement, mais sûrement. Une demi-heure est passée. Dans l’idéal, c’est maintenant qu’il faudrait la sortir cette maudite tarte. Dans l’idéal, on ne mange pas la bouche ouverte non plus.

Après 50 minutes, tout le monde peut sentir une odeur de brûlé qui s’échappe de la cuisine. «Mince, la tarte, on a parle tellement qu’on la oubliée». M’enfin c’est surtout toi qui parle au grand désarroi de tes hôtes ma pauvre Sabrine. Oui, le gâteau a brûlé. Quel dommage. Pas de dessert pour cette fois. Tes convives sont déçus. Mais il se fait tard et c’est maintenant l’heure pour eux de rentrer. Hallelujah!

En raccompagnant tes amis au pas de la porte, tu te dis que c’est sûr, tu ne les inviteras plus jamais. Des fréquentations qui ruminent comme des vaches, non merci. Le jeu n’en vaut pas la chandelle. Mais ton dessert, lui, en vaut le sacrifice.